Si vous aviez été, un vendredi de mai, à 17h56, sur le parking de Sakinata Company, vous auriez vu un homme, un peu ébouriffé, vêtu d’une veste et d’un jeans noirs, les manches de son pull beige foncé remontées sur celles de la veste noire, en train de se pencher sur la terre… pour renouer le lacet de sa chaussure droite.
Vous pouvez douter de l’exactitude de ce fait, précis mais néanmoins anodin, et loin d’être remarquable, parce que vous pensez que je suis le seul à le relater.
« L’écrivain, dites-vous, a droit à toutes les fantaisies. Il suffit de le savoir pour se rappeler qu’il conduit son imagination à produire un résultat qu’il soumet à notre jugement.
_ Non, vous répondrai-je. Non. Car il y a une photographie. Cet instant très précis et cependant anodin a été aussi remarqué par quelqu’un qui en atteste l’existence passée : un photographe.
Peut-être n’auriez-vous pas remarqué ce moment si vous aviez été, ce vendredi-là, à cette heure-là, en ce lieu-là ; mais si vous aviez observé cet homme, à cet instant-là, et sa façon de relever la tête vers le ciel après avoir relacé sa chaussure – ce que le photographe n’a pas su capter, vous auriez compris que tout s’était joué à ce moment précis.
Vous avez le droit de me penser comme un simple bonimenteur, mais je trouverais ça exagéré, surtout si vous continuez à lire cette histoire, que je raconte par la fin :
Etienne Seux s’était penché vers la terre, avait renoué son lacet, avait relevé la tête vers le ciel et tout s’était joué dans ce mouvement.
Etienne Seux avait passé une partie de la nuit à danser au Shanghaï. Il avait croisé quelques amis et s’était bien amusé, et n’était pas rentré trop tard, mais ce n’était de toutes façons pas grave, car il ne travaillait qu’à dix heures le vendredi. C’était quelque chose qu’il avait dealé avec Stéphanie, la dir com : il travaillait alors jusqu’à 19 heures. Cela arrangeait aussi Stéphanie pour boucler la publication du week-end qui partait à l’imprimerie à 20 heures. Etienne pouvait donc sortir le jeudi soir, ou faire des choses pour la colocation le vendredi matin.
Etienne Seux s’était donc couché, ravi de sa soirée, et assuré de pouvoir dormir un peu le lendemain matin.
Mais au réveil, Etienne Seux se sentait de très mauvaise composition. Il se sentait fatigué et mélancolique. Pendant la nuit, de gros nuages gris et ronds s’étaient amoncelés dans sa cervelle. Avant même d’ouvrir les yeux, il se sentit le regard noir et désespéré. Il se regarda dans la glace et put vérifier qu’il valait mieux éviter de le faire quand on était désespéré.
Il jeta un œil par la fenêtre pour voir le temps qu’il faisait : sombre et gris, il pleuvait à verse. Etienne se dit que c’était un temps de merde, et qu’il était aussi simple d’ouvrir la fenêtre, de prendre appui sur la balustrade, de mettre un pied sur le rebord et de se laisser tomber dans le vide.
Une compagnie de pigeons traversa le ciel dans une grande courbe et une feuille d’érable s’accrocha un instant au linge étendu en face. En bas, dans la rue, quelqu’un marchait sous un parapluie jaune et disparut.
Etienne prépara du café, fit sa toilette, remplit un bol de céréales et y versa du lait. Tout lui était pénible, vain et douloureux.
Il prit son petit-déjeuner en silence, sans la radio qu’il mettait d’habitude, doucement parce que ses colocataires, Lofti et Eva, dormaient encore.
Il n’arriva pas à finir son bol de céréales, et cela lui fit monter les larmes aux yeux. Il se resservit du café et alluma une cigarette d’une main mal assurée. Il se rappela qu’il devait acheter une courroie pour remplacer celle de la machine à laver, et cela le clama un peu. Après avoir terminé sa cigarette, il s’habilla pour sortir.
Il finit par trouver le magasin, tout en pestant parce qu’il n’avait noté l’adresse nulle part. Une fois devant le vendeur, il s’aperçut qu’il n’avait pas emporté le modèle de la courroie, ni noté la référence. Il se trouvait ridicule d’être sorti sans avoir vérifié qu’il avait tout emporté.
Si ce n’était pas déjà le cas, Etienne Seux commença à se détester.
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